Le Serviteur du Prophète

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 ~ Livre I ~

 

MIKAEL, LE PELERIN

 

Le fait de prendre une décision apaise l'esprit et rend l'âme plus légère. Ainsi ai-je éprouvé la sensation d'être libre comme l'oiseau, après avoir résolu de tourner le dos à Rome et à la chrétienté tout entière. En compagnie de mon frère Antti et de mon chien Raël, j'allais emprunter le chemin de la Terre sainte afin d'expier là-bas mes péchés.

Sur la grand-place de Venise, cette merveilleuse cité, il me semblait avoir émergé des ténèbres puantes du tombeau pour renaître à une vie nouvelle. Effacées en mon esprit les images et les odeurs infectes du carnage et de la peste de Rome! Aujourd'hui, j'aspirais profondé­ment l'air du large et contemplais avidement la foule bigarrée des Turcs, Maures, Juifs et nègres qui déambu­laient librement autour de moi. J'avais l'impression d'être aux portes mêmes de l'Orient fabuleux et me sentais pris du désir irrésistible de tout savoir sur ces inconnus ou de partir à l'aventure pour découvrir les pays d'où venaient ces superbes vaisseaux qui entraient dans le port, surmontés du Lion de Saint-Marc ondoyant dans le vent.

Je n'avais, non plus qu'Antti, rien à redouter des officiers de la sérénissime république et nous pouvions à notre gré demeurer à Venise ou poursuivre notre route. J'avais en effet, moyennant un prix exorbitant, obtenu d'un Vénitien plein d'astuce un laissez-passer pourvu d'un sceau tout à fait officiel; en outre, comme il m'était apparu évident que nul ici n'avait la moindre idée d'une contrée aussi reculée et lointaine que ma Finlande natale, j'avais tout naturellement donné mon véritable nom finnois, Mikaël Karvajalka, écrit Michaël Carvajal sur le document; cette transcription me valut d'ailleurs par la suite d'être considéré comme d'origine espagnole, alors qu'il était expressément couché par écrit que j'avais autrefois fait partie de la cour du roi du Danemark et plus récemment rendu de signalés services à la Seigneurie de Venise, précisément au cours du sac de Rome, en cet été de l'an de grâce de 1527.

Je m'avisai rapidement qu'une vie entière n'eût point suffi pour tout voir et tout admirer à Venise de ce qui mérite de l'être, mais je fusse volontiers resté au moins le temps nécessaire à faire mes dévotions dans chacune de ses églises. Hélas, la ville offrait trop de tentations dangereuses et je résolus de me mettre sans tarder en quête d'un navire en partance pour la Terre sainte.

Je rencontrai sur le port un homme au nez crochu qui applaudit chaleureusement à mon projet; j'avais de la chance, me dit-il, et j'étais arrivé à point pour le mener à bien! Un grand convoi devait en effet partir bientôt à Chypre sous la protection de galères de guerre vénitiennes, et nul doute qu'un bateau de pèlerins profiterait de cette escorte pour se joindre aux navires de commerce.

- C'est la saison idéale pour une entreprise sainte comme la vôtre! m'assura-t-il. Vous aurez constamment un vent arrière et aucun risque de tempêtes. De puissantes galères pourvues de nombreux canons protégeront les marchands contre les pirates barbaresques qui constituent une menace perpétuelle pour les navires isolés. De plus, en ces temps de troubles et d'impiété, peu nombreux sont ceux qui partent en pèlerinage et vous ne serez point entassés à bord où vous trouverez largement et à un prix raisonnable une nourriture saine et variée, ce qui vous évitera de vous charger de provisions. Une fois parvenus en Terre sainte, des agents organiseront le voyage de la côte à Jérusalem et les sauf-conduits, qu'il faut acheter ici à la Maison de la Turquie, assurent là-bas au pèlerin la sécurité la plus totale.

Lorsque je lui demandai à combien s'élèverait le prix du passage, il me regarda puis, la lèvre tremblante, tendit sa main dans un geste machinal.

- En vérité, messire Mikaël, dit-il, Dieu en personne doit avoir présidé à notre rencontre! Il faut bien l'avouer, notre belle cité est pleine de coquins qui ne songent qu'à profiter grassement de la naïveté des étrangers. Mais moi je suis un homme qui a de la piété et mon plus cher désir a toujours été d'accomplir le pèlerinage moi-même. Hélas, ma pauvreté ne me le permet guère et j'ai donc décidé de consacrer ma vie au bien-être de ceux qui, plus fortunés que moi, peuvent partir; je me suis promis de leur faciliter le voyage aux lieux saints où Notre-Seigneur Jésus-Christ a vécu, a souffert, est mort et a ressuscité d'entre les morts.

Un sanglot plein d'amertume l'empêcha de poursuivre et je me sentis envahi d'une grande compassion à son égard.

Séchant vivement ses larmes, il me regarda droit dans les yeux et articula:

- Mes services ne vous coûteront qu'un seul ducat. En versant cette somme, d'une part vous vous engagez fermement à réaliser votre projet et d'autre part vous vous dégagez de tout souci pour le mettre à exécution.

Que pouvais-je sinon lui faire confiance? D'autant que tout en marchant avec moi le long du quai, il ne cessait de saluer capitaines, marchands et officiers de la douane, qui souriaient et plaisantaient avec bonne humeur en me voyant à ses côtés. Je lui donnai donc son ducat, non sans insister sur le fait que, n'étant point riche, je voulais voyager de la manière la moins onéreuse possible. Il me rassura sur ce point et me fit aussitôt réussir une bonne affaire chez le marchand auquel j'achetai une cape de pèlerin et un nouveau rosaire. Puis mon ami m'accompagna jusqu'à la porte de mon logement et promit de m'aviser dès que notre bateau devrait lever l'ancre.

J'errai dès lors dans les rues de Venise sans pouvoir tenir en place, jusqu'au moment où, enfin, un beau soir, nous vîmes apparaître mon ami au nez crochu qui, hors d'haleine, nous pressa de nous rendre à bord sans plus tarder, notre convoi devant partir le lendemain à l'aube. Nous fîmes en un clin d'oeil un paquet de nos hardes avant de nous précipiter vers le port où était mouillé notre bateau. Il nous parut de dimensions singulièrement réduites en comparaison des grands navires marchands, mais mon ami m'expliqua cette exiguïté, disant que tout l'espace à bord était réservé aux pèlerins puisqu'il ne transportait aucune marchandise.

Le capitaine, un homme au visage grêlé, nous reçut avec courtoisie, et après qu'Antti et moi-même eûmes chacun compté dix-huit ducats d'or dans sa paume grande ouverte, nous jura qu'il ne consentait à nous embarquer pour une somme si modique qu'en raison de son amitié pour son ami au nez crochu.

L'officier en second nous conduisit dans la cale où il nous montra nos couchettes de paille fraîche  pleine de vin aigre, il nous invita à nous servir largement de la louche et à boire aux frais du patron pour fêter joyeusement le départ. Une grande agitation régnait tout autour de nous, mais la faible lumière que dispensaient deux maigres falots ne nous permit guère de distinguer nos compagnons de voyage.

L'ami au nez crochu se sépara du capitaine pour venir nous faire ses adieux. Il me serra vigoureusement dans ses bras et, les yeux pleins de larmes, nous souhaita un bon voyage.

- Ah, messire de Carvajal, dit-il, je ne puis imaginer jour plus heureux que celui qui vous ramènera sain et sauf parmi nous! Laissez-moi encore vous rappeler de vous défier des étrangers, aussi benoîts puissent-ils vous paraître. Et si vous rencontrez des infidèles, n'oubliez pas de dire: « Bismillah irrahman irrahim1 » paroles arabes d'une salutation pieuse qui vous vaudra à coup sûr leurs bonnes grâces.

Après m'avoir donné un ultime baiser sur chaque joue, il se hissa sur le plat-bord puis sauta dans le canot d'embarquement, faisant tinter sa bourse dans le mouvement. Je n'en dirai pas davantage sur cet homme sans vergogne dont le seul souvenir suffit à me blesser. Car il faut dire qu'à peine avait-on hissé les voiles rapiécées et à peine le bateau avait-il pris la mer dans un grand craquement de toute sa membrure et un battement de l'eau tout le long de la sentine, que l'ignominie de sa tromperie nous frappa de son évidence. Oui, les vertes coupoles de cuivre des églises vénitiennes n'avaient point encore disparu à l'horizon que déjà la vérité nous avait sauté aux yeux.

Dans le sillage des grands navires de commerce, notre petit bateau avançait avec la lenteur d'un cercueil tout prêt à couler et traînait de plus en plus loin derrière, tandis que la galère de guerre ne cessait d'envoyer des signaux pour nous exhorter à garder une meilleure position. L'équipage se composait d'un ramassis de coquins couverts de loques et il me suffit d'échanger quelques paroles avec d'autres pèlerins, pour me rendre compte que j'avais payé pour la traversée une somme excessive dont l'homme au nez crochu avait dû recevoir au moins la moitié  se trouvait parmi nous quelques pauvres hères autorisés à s'installer sur le pont contre le paiement d'un unique ducat pour tout le voyage.

Ici, un homme, étendu à la proue du navire, souffrait de crampes spasmodiques dans les membres; il portait une ceinture de fer fixée autour de la taille et de lourdes chaînes lui entravaient les chevilles. Là, un vieillard au regard enflammé se traînait à quatre pattes, jurant d'accomplir de la sorte le trajet de la côte de la Terre sainte à Jérusalem. Ses hurlements de terreur nous tinrent éveillés durant toute une nuit et il nous conta par la suite qu'il avait vu des anges blancs flotter autour du bateau avant de s'installer sur les vergues.

Je dois cependant reconnaître que le capitaine grêlé était loin d'être un mauvais marin. Il ne perdait jamais le convoi de vue et chaque soir, à l'heure où brillent les étoiles, nous pouvions voir les feux de position de la tête de mât des autres vaisseaux qui s'étaient mis à la cape pour la nuit ou qui avaient jeté l'ancre à l'abri d'une baie. Lorsque nous lui manifestions quelque inquiétude de nous trouver parfois si fort en arrière du reste de la compagnie, il nous invitait sans façon à prendre les rames, ce qui se révéla absolument nécessaire à plusieurs reprises; mais nous n'étions guère qu'une quinzaine à pouvoir aider de la sorte l'équipage car sur la centaine de pèlerins qui se trouvaient à bord, la plupart des hommes étaient ou trop vieux ou infirmes ou malades; et les femmes, naturellement, ne pouvaient exécuter pareille tâche.

Il y avait, parmi les passagers, une jeune femme qui attira mon attention dès le premier jour. Sa vêture et sa gracieuse silhouette me l'avaient aussitôt fait remarquer: elle portait des bijoux avec une robe de soie brochée de fils d'argent et de perles, et je me demandais quel hasard l'avait menée en si piteuse compagnie. Une servante très opulente ne la quittait pas un seul instant. Le plus étrange en cette femme était qu'elle n'apparaissait jamais le visage découvert; même ses yeux étaient voilés! Je pensais au début qu'elle voulait, par coquetterie, protéger sa peau de l'ardeur du soleil, mais remarquai bientôt qu'elle gardait son voile même à la nuit tombée. Et pourtant on distinguait suffisamment de ses traits pour se rendre compte qu'ils n'étaient ni difformes ni horribles! Comme on voit le soleil briller à travers une brume légère, ainsi le charme de sa jeune beauté brillait-il à travers la transparence de son voile. Je ne parvenais point à m'imaginer le péché qu'elle avait pu commettre et dont la gravité l'avait conduite à entreprendre ce pèlerinage, la face ainsi cachée.

Un soir, peu après le coucher du soleil, je la vis, appuyée au garde-corps, seule et le voile relevé. Je ne pus résister à la tentation d'aller vers elle mais elle détourna la tête à mon approche et, d'un geste vif, rabaissa le voile sur son visage, de sorte que je n'eus qu'une vision fugitive de l'ovale de sa joue. Des boucles blondes dépassaient de sa coiffe et à contempler ces cheveux, je sentis trembler mes genoux. J'étais attiré par cette femme comme la limaille de fer par l'aimant.

J'arrêtai mes pas à une distance convenable et comme elle, me mis à observer l'onde dont la couleur vineuse allait s'estompant dans la nuit qui tombait. Je ne laissais point cependant d'être profondément conscient de sa présence proche et lorsque, après un temps, elle se tourna légèrement dans ma direction, faisant mine d'être disposée à écouter, je m'armai de tout mon courage pour lui dire:

- Nous sommes tous les deux embarqués sur le même bateau, dans le même but et égaux aux yeux de Dieu pour le rachat de nos péchés. J'espère que vous ne vous offenserez point si j'ose vous adresser la parole, mais j'éprouve une telle envie de parler avec une personne de mon âge qui soit différente de tous ces estropiés!

- Vous avez interrompu mes prières, messire de Carvajal, répondit-elle sur le ton du reproche.

Puis elle fit disparaître le rosaire qu'elle tenait entre ses doigts effilés, et se tourna franchement vers moi. Je notai avec satisfaction qu'elle connaissait mon nom, ce qui me parut être le signe qu'elle s'intéressait de quelque manière à ma personne.

Je répliquai cependant en toute humilité:

- Ne m'appelez pas ainsi car je ne suis point de noble origine. Dans mon pays, mon nom est Karvajalka; je le tiens de ma mère adoptive qui est morte depuis longtemps et qui me le donna par pure charité parce qu'à vrai dire, je n'ai jamais connu mon père. Néanmoins, je ne vis pas dans la misère et j'ai reçu quelque éducation puisque j'ai étudié dans plusieurs doctes universités. Vous me feriez le plus grand plaisir en me disant tout simplement Mikaël le Pèlerin.

- Très bien! approuva-t-elle aimablement. De votre côté, appelez-moi Giulia, sans chercher à en savoir plus ni sur ma famille, ni sur le nom de mon père, ni même sur le lieu de ma naissance. Ces questions ne pourraient que réveiller en moi de douloureux souvenirs.

- Giulia, repris-je aussitôt, pourquoi dissimulez-vous votre visage alors que le son de votre voix aussi bien que l'or de votre chevelure, tout en vous suggère la beauté? Est-ce pour éviter de susciter chez nous, faibles hommes que nous sommes, des pensées défendues?

Ces paroles indiscrètes lui arrachèrent un profond soupir et, comme si je lui eusse infligé une blessure mortelle, elle me tourna le dos et se mit à sangloter. Tout à fait consterné, je balbutiai quelques mots d'excuse et lui jurai que je préférais mourir plutôt que de lui causer le moindre tort.

Elle essuya alors ses yeux sous le voile et se retourna vers moi.

- Pèlerin Mikaël, de la même façon que tel ou tel homme porte une croix sur ses épaules ou entrave ses chevilles avec des chaînes de fer, de même ai-je juré de ne point montrer mon visage à un étranger pendant toute la durée du voyage. Ne me demandez donc jamais de me découvrir, parce que cette requête ne pourrait que rendre encore plus lourd le fardeau que Dieu a posé sur moi depuis le jour où je suis née.

Elle avait un ton d'une telle gravité pour dire ces mots que je me sentis profondément touché fis le serment solennel de ne jamais rien tenter pour l'induire à briser son voeu. Je l'invitai ensuite à venir avec moi, en tout bien tout honneur, boire une coupe de vin doux de Malvoisie dont j'avais apporté une caisse à bord. Après quelques instants de pudique hésitation, elle accepta de me suivre à la condition toutefois que sa grosse gouvernante nous tînt compagnie, afin d'éviter les médisances. Nous bûmes donc ensemble dans mon gobelet d'argent et un frisson me parcourait le corps chaque fois que sa main frôlait la mienne en me passant le vin. Elle avait apporté pour sa part des sucreries enrobées dans de la soie à la manière turque et voulut en donner à mon chien, mais ce dernier était trop absorbé par la chasse aux rats, activité qu'il avait découverte lors du sac de Rome.

Antti s'était joint à nous et je lui sus gré d'engager une conversation animée avec la servante Johanna; elle se mit à lui conter des histoires un peu lestes de prêtres et de moines, après avoir bu quelques coupes, tandis que de mon côté je m'enhardissais à entretenir Giulia de sujets galants. Nullement choquée, elle riait au contraire d'un rire cristallin et, à l'abri de l'obscurité, posait parfois sa main sur mon poignet ou mon genou. Ainsi veillâmes-nous jusqu'à tard dans la nuit, pendant que les eaux enténébrées soupiraient autour de nous et que le firmament illuminé d'une poussière d'étoiles d'argent resplendissait au-dessus de nos têtes.

Antti profita de sa nouvelle amitié avec Johanna pour lui demander de ravauder nos vêtements, puis nous mîmes en commun nos provisions et la bavarde gouvernante prit aussitôt possession des fourneaux du bateau pour cuisiner nos repas, ce qui nous évita de tomber malades à l'instar des autres pèlerins fort chichement nourris pour la plupart.

Antti cependant m'observait avec attention et finit par me dire en guise d'avertissement:

- Mikaël, je sais que je suis un être ignorant beaucoup moins intelligent que toi, comme tu me l'as souvent fait remarquer. Mais que savons-nous de cette Giulia et de sa compagne? Les propos que tient Johanna me paraissent convenir davantage à une patronne de bordel qu'à une femme respectable. Quant à Giulia, sa manière sinistre de se cacher le visage inquiète même les hommes de l'équipage. Prends garde, Mikaël, tu risques un beau jour de découvrir un nez crochu sous le voile!

Ces paroles me touchèrent en plein coeur! Mais je ne voulais plus entendre parler de nez crochus et lui reprochai vertement ses soupçons.

Le jour suivant, il nous fut possible d'apercevoir la pointe sud de l'île Morée, tombée à l'époque sous la domination des Turcs. Le mauvais temps et les courants perfides de ces eaux nous contraignirent à chercher refuge à l'abri de l'île de Cèrigo, alors sous la protection d'une garnison vénitienne. Nous jetâmes l'ancre dans la baie en attendant un vent propice, mais à peine étions-nous installés que notre galère d'escorte reprit la mer pour se lancer à la poursuite d'une ou deux voiles suspectes qui venaient d'apparaître à l'horizon; nous savions, en effet, que des pirates dalmates et africains avaient coutume de croiser dans ces eaux.

De petites embarcations à rames grouillaient autour du bateau des pèlerins pour vendre de la viande fraîche, du pain et des fruits. Point n'était question pour notre capitaine d'acquitter les taxes de mouillage qui eussent permis d'amarrer le long du quai, aussi dut-il envoyer notre canot pour quérir de l'eau.

Il y avait, parmi les passagers, le père Jean, un moine fanatique qui prétendit que l'île de Cèrigo était un lieu maudit.

- C'est là, disait-il, là qu'est née une des déesses de la Grèce idolâtre.

Le capitaine au visage marqué par la petite vérole nous confirma ces dires et ajouta que l'on pouvait encore voir les ruines du palais de Ménélas, le malheureux souverain de Sparte. Son épouse Hélène, ayant hérité sa fatale beauté de la déesse née de l'écume sur les rivages de l'île, avait délaissé ses devoirs conjugaux pour s'enfuir avec un jeune homme beau comme un dieu et provoqué ainsi la terrible guerre de Troie.

Je compris, en écoutant le capitaine, que nous nous trouvions dans la baie de l'île que les anciens Grecs appelaient Cythère et qu'il s'agissait de la déesse Aphrodite. Mais je me demandai quelles raisons avaient poussé la plus belle des divinités païennes à élire ces rochers désolés pour venir au monde!

Je désirais vivement descendre à terre pour contempler les vestiges d'un lointain passé et découvrir si les contes de l'Antiquité possédaient quelque fond de vérité. Je racontai à Giulia tout ce dont je pus me souvenir au sujet de la naissance d'Aphrodite, de la pomme d'or de Pâris et de l'amour adultère d'Hélène, tant qu'à la fin sa curiosité devint plus grande encore s'il était possible que ma propre soif de connaissance et que je n'eus aucune difficulté à la convaincre de m'accompagner.

Des marins nous déposèrent tous les quatre à terre, Antti, Johanna, Giulia et moi, et j'achetai un panier avec du pain frais, de la viande séchée, des figues et du fromage de chèvre. Je ne comprenais goutte au dialecte des paysans de l'île mais lorsqu'un berger me montra une sente, puis le sommet d'une colline en répétant avec insistance le mot « palaïopolis », je compris qu'il m'indiquait le chemin de l'antique cité.

Nous grimpâmes le sentier qui suivait le cours d'un torrent et atteignîmes un site paisible où l'on avait jadis construit de nombreux bassins; je n'en comptais pas moins d'une douzaine, dont le temps avait fendillé les larges pierres et où une herbe drue poussait entre chaque crevasse. Pouvions-nous rêver un lieu plus accueillant et reposant après dix jours en mer et cette escalade sous le soleil? Antti et moi, nous nous jetâmes à l'eau sans attendre et frottâmes nos corps imprégnés de sel avec le sable fin. Les deux femmes se dévêtirent et se baignèrent dans un autre bassin, derrière un rideau de buissons. J'entendais Giulia s'ébattre dans l'eau, et son rire fusait dans l'air, délicieux.

La douce brise murmurant à travers les feuilles luisantes des lauriers verts et le rire de Giulia sonnant à mes oreilles, je me plus à imaginer ces bassins peuplés des nymphes et des faunes de légende et ne me fusse point étonné de voir la déesse Aphrodite en personne sortir des fourrés et s'avancer vers moi dans toute sa gloire.

Après avoir mangé, Antti déclara qu'il avait sommeil, et Johanna de même qui se mit à se plaindre de ses pieds enflés tout en jetant des regards hostiles dans la direction du chemin rocailleux grimpant à travers une pinède touffue. Giulia et moi nous décidâmes donc de poursuivre seuls l'escalade pour atteindre le sommet de la colline. Nous trouvâmes là-haut deux colonnes de marbre dont les chapiteaux, depuis longtemps brisés et tombés à terre, étaient enfouis sous le sable et la végétation. Derrière les colonnes, l'on voyait les socles de nombreux piliers carrés et les vestiges du porche d'un temple. Puis, au milieu des ruines du temple lui-même, toute droite dressée sur un piédestal de marbre, se tenait la statue plus grande que nature d'une divinité. Les membres couverts d'un voile infiniment léger, elle nous regardait avancer, dans sa majestueuse beauté. Le temple autour d'elle s'était écroulé, mais elle, resplendissante de grâce divine, surveillait encore les mortels, malgré les mille cinq cent et vingt-sept années écoulées depuis la naissance de notre Sauveur.

Mais j'étais loin de penser à mon Sauveur ou aux excellentes résolutions qui m'avaient induit à entreprendre mon long voyage! J'avais l'impression de revivre au temps de l'âge d'or du paganisme, quand les hommes ignoraient les affres du doute et l'angoisse du péché. Il m'eût fallu fuir en courant ce puissant sortilège, je sais qu'il l'eût fallu... mais je ne me suis pas enfui! Non, je ne me suis pas enfui et même, plus vite que ma plume ne court sur mon papier, plus vite me suis-je laissé choir avec Giulia sur l'herbe chaude. Je l'ai prise dans mes bras et suppliée de découvrir son visage afin que plus aucune barrière ne subsistât entre nous. J'avoue que je me sentais encouragé à cette hardiesse et convaincu que ma compagne ne fût point venue avec moi en cet endroit isolé si elle n'eut point partagé mon désir. Elle ne repoussa ni mes baisers ni mes caresses, mais quand je cherchai à relever son voile elle agrippa mes poignets avec la force que donne le désespoir et me supplia d'y renoncer de la manière la plus touchante.

- Je t'en prie, Mikaël mon amour, écoute-moi! Je suis jeune moi aussi et je sais que l'on ne vit qu'une fois! Mais je ne puis découvrir mon visage, sinon nous serons séparés pour toujours. Ne peux-tu m'aimer sans le voir quand tu sais que je t'attends de toute ma tendresse?

Hélas, je restai sourd à ses plaintes et sa résistance ne fit qu'augmenter mon entêtement. Je l'obligeai à lâcher prise et arrachai le voile qui la dissimulait à mes regards. Elle resta sans bouger dans mes bras, ses boucles d'or tombant sur ses épaules et ses yeux bordés de longs cils bruns obstinément fermés. Ses lèvres ressemblaient à des cerises et mon étreinte avait empourpré ses joues délicates. La voyant si belle, je ne pouvais imaginer la raison pour laquelle elle m'avait si longtemps, et de façon si cruellement tentante, caché ses traits. Elle gardait à présent les paupières serrées et les couvrait de ses mains, indifférente à mes baisers.

Ah, que ne me suis-je contenté de ce que j'avais obtenu, au lieu de la presser fiévreusement d'ouvrir les yeux! Elle remuait la tête dans un violent mouvement de refus et toute joie l'avait abandonnée: elle gisait dans mes bras telle un corps sans vie et mes caresses les plus hardies la laissaient de glace.

Tout déconfit, je finis par la lâcher et la suppliai d'ouvrir les yeux pour les plonger dans les miens où elle pourrait lire l'intensité de mon désir.

Elle dit alors sur un ton d'infinie tristesse:

- Tout est fini entre nous, pèlerin Mikaël, et fasse le ciel que cette fois soit la dernière où je recherche l'amour! Vous m'oublierez bien vite à la fin de notre voyage. Espérons que je vous oublierai aussi vite! Pour l'amour de Dieu, Mikaël, ne regardez pas mes yeux... ils portent malheur!

Je savais certes que des gens peuvent, sans aucune intention malveillante, blesser les autres avec leur seul regard. Mon maître, le docteur Paracelse, prétendait que le mauvais oeil a le pouvoir de flétrir un fruit sur l'arbre. Mais c'était sur la foi de pareilles croyances que l'on avait décapité et brûlé dans une cité allemande mon épouse Barbara! On l'avait décapitée et brûlée alors qu'elle était innocente - dans la mesure où un être humain peut être innocent ici-bas - et, du fond de mon désespoir, j'avais rejeté comme malveillants et chargés de superstition tous les témoignages accumulés contre elle, me rendant ainsi coupable d'hérésie.

Comment croire, à présent, que des yeux maléfiques pussent gâter la beauté de Giulia! Non! J'éclatai de rire, d'un rire peut-être un peu forcé eu égard à sa peine, et lui jurai que son regard ne m'inspirait nulle crainte. Elle pâlit alors, puis retira ses mains et ses yeux effarouchés, clairs comme gouttes de rosée, vinrent plonger droit dans les miens.

Mon sang se glaça dans mes veines, je sentis mon coeur qui s'arrêtait de battre et me rejetai en arrière, aussi muet et saisi d'horreur qu'elle-même. Ses yeux ne manquaient pas de beauté, mais ils étaient de couleur différente et conféraient un air sinistre à l'ensemble de ses traits. L'oeil gauche était bleu comme la mer et le droit du brun de la noisette. Je n'avais jamais vu une chose pareille, je n'en avais même jamais entendu parler et cherchais en vain dans ma tête une explication naturelle à ce phénomène.

Nous restâmes un long temps, face à face, à nous regarder; j'eus un mouvement instinctif de recul et m'assis à une légère distance sans la quitter des yeux; puis elle se leva à son tour et se couvrit la poitrine. Toute chaleur avait abandonné mon corps et des frissons de froid me descendaient le long de la colonne vertébrale.

Sous quelle maligne étoile étais-je donc né? On avait décapité et brûlé comme sorcière la seule femme que j'eusse jamais aimée2, et voilà qu'à présent une autre avait su toucher mon coeur, Dieu l'avait maudite elle aussi, et elle devait voiler son visage pour éviter l'horreur et la désolation de ceux qu'elle rencontrait! Etais-je donc damné? Y aurait-il au fond de moi quelque fatale attirance pour tout ce que l'on a coutume d'appeler sorcellerie? Il me revint en mémoire que la présence de Giulia, au début de notre rencontre, m'avait attiré à la manière d'un aimant, et je ne pus plus longtemps me bercer de l'illusion qu'il ne s'était agi là que de la simple attraction qu'exerce la jeunesse sur la jeunesse. En mon coeur, je soupçonnais quelque sombre mystère mais me sentais incapable d'exprimer mes sentiments à ma compagne qui, tête baissée, se tenait assise, triturant un brin d'herbe dans ses doigts effilés.

Enfin elle se leva et dit avec froideur:

- Maintenant que tu as eu ce que tu voulais, il est temps de quitter ces lieux, Mikaël!

Et elle s'éloigna d'un pas ferme, la tête haute. Je me levai d'un bond pour la rejoindre.

- Messire Carvajal, dit-elle d'une voix dure sans se retourner, je m'en remets à votre honneur pour ne point trahir mon secret auprès des ignorants à bord de notre vaisseau. Bien que la vie me soit indifférente, et même s'il vaudrait mieux pour tout le monde que je disparaisse, je tiens à atteindre la Terre sainte puisque j'ai entrepris ce pèlerinage et je ne voudrais pas que des marins superstitieux me jettent par-dessus bord.

- Giulia! m'écriai-je, en lui saisissant les poignets pour la forcer à me faire face. Giulia, ne crois pas que mon amour pour toi soit mort! C'est faux! Je suis persuadé au contraire que le sort nous destinait l'un à l'autre! Moi aussi je suis différent, même si cela n'est pas visible de l'extérieur!

- Quelle courtoisie! coupa-t-elle sur le ton de la dérision. Vous êtes très aimable, Mikaël, mais je n'ai point besoin de vos mensonges! Vos yeux ont exprimé clairement votre répulsion. Faisons, voulez-vous, comme si nous ne nous étions jamais rencontrés. C'est le mieux, croyez-moi, et le plus aimable que vous puissiez faire désormais.

Ces paroles pleines d'amertume soulevèrent en moi une vague de chaleur et la honte envahit mon coeur. Alors, pour prouver, à elle aussi bien qu'à moi-même, que rien n'était changé entre nous, je l'entourai de mes bras et lui donnai un baiser. Elle avait raison, je n'y trouvai plus le même plaisir tremblant, mais peut-être qu'à présent mon baiser avait une signification plus profonde qu'auparavant parce qu'elle était une créature comme moi, sans défense, et que je désirais de toute mon âme apporter une consolation à son angoissante solitude. Il se peut qu'elle comprît mon sentiment car elle se départit de sa froideur et, pressant son visage contre mon épaule, fondit en larmes silencieuses.

J'attendis qu'elle eût repris son calme puis lui demandai de relever son voile afin de m'accoutumer à son étrange beauté. Elle consentit à descendre avec moi le chemin de la colline et plus je regardais son visage et ses yeux étonnants, plus je mesurais la profondeur de l'attirance que j'éprouvais pour elle malgré ma répulsion; c'était comme si deux personnes distinctes marchaient à mes côtés et qu'en touchant l'une d'elles, je touchais les deux ensemble. Ainsi donc, en dépit de moi-même, ses yeux maléfiques prenaient-ils lentement possession de mon âme.

A notre arrivée en bas, Antti et Johanna dormaient d'un sommeil lourd auprès des bassins et il ne restait plus dans le panier à provisions qu'un os rongé et les feuilles de vigne qui nous avaient servi à couvrir le repas. Le soleil déclinait à présent et nous dûmes nous hâter sur le chemin du retour. Une fois sur le rivage, nous appelâmes le bateau afin qu'il envoyât le canot pour nous ramener à bord.

La galère de guerre revint à la nuit tombée après une vaine poursuite mais nous restâmes encore en panne deux jours et deux nuits, avant qu'un vent frais soufflant du nord-ouest ne nous permît de quitter le port et de hisser la voile.

J'avais passé ces deux jours plongé dans une réflexion salutaire qui me fit abandonner mon attitude distante et arrogante à l'égard des autres passagers; je devenais serviable, distribuais pain et médicaments à mes pauvres compagnons et faisais de mon mieux pour leur venir en aide lorsque je les voyais pleurer et prier sur leur paille puante. La nuit, je demeurais éveillé à méditer sur Giulia et sur ma vie passée. Toute joie m'avait fui depuis le moment où j'avais vu ses yeux et je pensais oublier en m'occupant des autres plus que de moi-même. Hélas, le repentir était venu trop tard!

Le lendemain de notre départ de Cèrigo, le vent fraîchit, la mer grossit et le soir l'on put voir des nuages noirs courir dans le ciel. Le bateau gémissait de toute sa membrure et se mit à faire eau plus que jamais, obligeant tous les hommes disponibles à travailler aux pompes. J'avoue qu'entre les coups de roulis, les craquements du navire, les claquements des voiles et les lamentations des malades, je tremblais de la tête aux pieds, m'attendant à sombrer dans l'onde amère à chaque instant. Pourtant notre bateau, pourri et mangé des vers tel qu'il me paraissait, ne laissait d'être un solide produit des chantiers navals de Venise, et nous sortîmes indemnes des ténèbres de la nuit.

Lorsque le soleil parut, illuminant la crête écumante des vagues, nous pensâmes avoir tout lieu de remercier Dieu et nous entonnâmes en choeur une prière d'action de grâces. Le capitaine estimait pour sa part notre joie prématurée et, dès que nous eûmes terminé notre cantique, nous hurla de prendre les rames car en fuyant devant le vent nous avions perdu le convoi. Nulle voile, nul bateau n'était en vue, et tandis que nous ramions de toutes nos forces, notre capitaine s'évertuait à retrouver la route qui nous ramènerait dans le sillage des autres vaisseaux.

Vers midi le vent tomba, bien que la mer fût encore grosse, et l'on distingua soudain une voile dans le lointain. Pour éviter une rencontre, le capitaine changea encore de cap pendant que nous poussions sur les avirons, les forces décuplées par la terreur. Il était malheureusement trop tard car si nous avions pu apercevoir la voile basse à l'horizon, l'inconnu n'avait point manqué de son côté de repérer le mât élevé de notre navire et il s'approchait à une effrayante vitesse pour couper notre retraite. Le capitaine jura violemment en le voyant, blasphéma et expédia au plus profond des enfers tous les armateurs et rapaces de Venise.

- Ce navire n'augure rien de bon pour nous! dit-il. Si vous êtes des hommes, vous pouvez empoigner vos armes dès maintenant pour lutter avec moi. Que les femmes et les malades ne montent pas sur le pont!

Terrorisé par ses propos, je regardai le navire ennemi fendre les ondes écumantes dans notre direction, entraîné par une multitude de rames. Peu après, je vis deux nuages de fumée se former sur sa proue et avant que le vent n'eût porté à nos oreilles le tonnerre des coups, un boulet de canon avait creusé en sifflant un trou dans les vagues, tandis qu'un autre fendait notre voile.

- Cette bataille est perdue d'avance! affirma Antti. Nous ne sommes ici pas plus de quinze hommes capables de nous défendre et selon les règles de la guerre - sur terre du moins, car j'ignore celles qui prévalent en mer - il nous faut déposer les armes et négocier les termes d'une paix honorable.

- Remettons-nous-en à Dieu, coupa le capitaine grêlé, et souhaitons que la galère de guerre ne soit point trop loin à notre recherche. Si je livre ce bateau sans combattre, je me couvrirai d'infamie et la Seigneurie de la république remuera ciel et terre pour se saisir de moi et me pendre au haut bout de la vergue. Si au contraire je me bats et réchappe du combat sain et sauf, elle paiera ma rançon et me délivrera de l'esclavage. Enfin, si je meurs en luttant contre les infidèles, j'ai tout lieu d'espérer que mon âme, libre de péchés, s'envolera droit au paradis.

Le frère Jean, la voix enrouée par la peur, brandissait une croix de cuivre en hurlant:

- Celui qui tombe en combattant les séides du faux prophète mérite le paradis. Celui qui meurt aux mains des infidèles au cours d'un pèlerinage gagne la glorieuse couronne des martyrs! Et en vérité, jamais cette couronne n'a été plus près de nous qu'en cet instant. Combattons donc comme des braves et que le nom de Jésus soit notre cri de guerre!

Antti écouta en se grattant l'oreille d'un air perplexe. Puis il se dirigea vers l'unique canon qui se trouvait à bord, abandonné dans un coin et couvert de vert-de-gris. Il enfonça son poing dans la bouche de l'arme pour n'en retirer que quelques débris d'anciens nids d'oiseaux. Pendant ce temps, les hommes de l'équipage étaient allés de mauvaise grâce prendre leurs piques de fer. Le capitaine remonta de sa cabine, les bras chargés d'épées rouillées et d'une arquebuse; il jeta le tout en vrac sur le pont. Connaissant le maniement des armes à feu, j'essayai de charger l'arquebuse mais la poudre avait pris l'humidité et était inutilisable.

Le vaisseau inconnu se trouvait à présent si près de nous que je pouvais distinguer les étendards verts et rouges qui flottaient au haut du mât; je voyais aussi les turbans du redoutable équipage et l'éclat des cimeterres à la lame tranchante. Plusieurs coups de feu éclatèrent à ce moment. Deux de nos hommes s'écroulèrent ensanglantés sur le pont et un troisième se saisit le poignet en poussant un hurlement de douleur. Une volée de flèches qui suivit aussitôt blessa nombre de nos défenseurs. Lorsque le frère Jean vit couler le sang et entendit les cris de détresse des blessés, il fut saisi d'une extase de terreur sacrée: les pans de son habit relevés dans sa ceinture de corde, il bondissait sur le pont en découvrant ses jambes poilues, et criait d'une voix triomphante

- Voyez le sang des martyrs! Nous nous retrouverons aujourd'hui en paradis et nul joyau n'est plus précieux devant le trône de Dieu que la couronne du martyr.

Alors d'autres pèlerins, brandissant leurs armes, se mirent à leur tour à gambader comme des fous sur le pont tandis que les infirmes entonnaient un psaume d'une voix chevrotante.

Antti m'entraîna à sa suite à l'abri du château de poupe où le capitaine ne tarda pas à venir nous rejoindre. Il ne cessait de se signer en pleurant à chaudes larmes.

- Que la Vierge et tous les saints aient pitié de moi, disait-il, et que Jésus me pardonne mes péchés! Je reconnais ce bateau, il vient de l'île de Djerba et c'est Torgut qui le commande! Torgut, un pirate sans pitié pour les chrétiens! Eh bien, puisqu'il nous faut mourir, allons donc vendre notre vie le plus chèrement que nous pourrons!

Toute tentative de résistance contre ce pirate aguerri ne pouvait qu'entraîner une inutile effusion de sang! Telle fut sans doute l'opinion des rameurs qui, à un signal donné, se levèrent de leurs bancs et abandonnèrent le bateau en se laissant glisser le long de la coque. L'ennemi jeta ses nombreux grappins d'abordage et lorsqu'il nous toucha, notre navire se trouva en un clin d'oeil attaché à son assaillant par d'innombrables cordes et chaînes. Les pirates sautèrent alors en grand nombre sur le pont et notre capitaine, en homme d'honneur qu'il était, se lança, l'épée à la main, à leur rencontre. Hélas, bien peu furent ceux qui le suivirent et il tomba, le crâne fendu, avant d'avoir donné le moindre coup. Au spectacle de sa triste fin, ses hommes lâchèrent leurs piques et se hâtèrent de lever leurs mains vides en signe de reddition; les pèlerins, qui tentèrent de poursuivre la lutte, furent abattus en un instant et nous tirâmes peu de gloire de ce combat par trop inégal.

- Notre dernière heure est arrivée! commenta Antti. Selon les règles de la guerre, nous ne sommes tenus de résister que tant qu'il nous reste une chance de succès. Inutile donc de ruer dans les brancards! Mourons plutôt, si nous devons mourir, comme de bons chrétiens.

Le frère Jean bondit sur les infidèles en brandissant son crucifix de cuivre, mais nul ne se donna la peine de le frapper; l'un d'entre eux se contenta de lui arracher son arme et de la jeter dans la mer, ce qui mit un comble à la fureur du bon moine; devenu enragé, il se précipita, griffes et dents en avant contre l'homme, quand un coup de pied dans le ventre l'envoya rouler en hurlant sur le pont.

Je vins avec Antti me glisser dans les rangs des prisonniers au moment où les pirates se dispersaient partout sur le bateau. Leur facile victoire les avait mis de bonne humeur et ils ne nous manifestaient sur l'instant aucune hostilité. Ce ne fut que lorsqu'ils s'avisèrent que nous ne transportions rien qui vaille la peine qu'ils commencèrent à agiter le poing et à nous crier des menaces, dans toutes les langues du monde. A ma grande surprise, je remarquai alors que ces hommes cruels ne venaient ni de l'Afrique ni de la Turquie et qu'en dépit de leurs turbans, le plus grand nombre d'entre eux étaient italiens et espagnols. Ils nous rouèrent de coups de poing, nous crachèrent au visage et nous arrachèrent nos vêtements, ne nous laissant pour nous couvrir que de misérables bouts de tissu. Ils s'emparèrent de nos bourses puis se mirent à palper de leurs doigts experts chacune de nos dépouilles afin de vérifier que nous n'avions pas dissimulé des bijoux ou des monnaies dans les coutures. A vrai dire, je regardais avec indifférence la perte de mes biens et ne craignais en cet instant que pour ma seule vie. Sur un morceau d'étoffe étalé sur le pont, les pirates amassèrent ensuite tout leur butin et à la fin de cette basse besogne, un homme à la peau sombre, dont le grand turban s'ornait d'un panache de plumes, apparut au milieu d'eux. Il portait un lourd manteau de soie et de brocart d'argent et tenait dans sa main une épée recourbée à la garde incrustée de pierres couleur de nuit.

Dès qu'ils le virent, nos marins se mirent à se frapper la poitrine à l'envi en faisant jouer leurs muscles, mais l'inconnu daigna à peine leur jeter un regard. Ses hommes lui indiquèrent le maigre butin et, sur un signe de lui, passèrent dans nos rangs où ils se mirent en devoir de nous tâter les muscles et de nous inspecter les dents. Je remarquai qu'ils groupaient à part les malades et les infirmes et m'en étonnai auprès de nos hommes d'équipage. Que pouvait bien signifier cette manoeuvre puisque nous nous étions tous rendus?

- Fais une prière pour trouver grâce à leurs yeux! me répondirent-ils. Ils ne gardent que ceux qui sont capables de tenir une rame! Les autres, ils les tuent!

Ma langue resta paralysée de peur dans ma bouche et je fus incapable d'émettre le moindre son.

A ce moment, ces brutes jetèrent Giulia sur le pont en riant à gorge déployée. Elle tenait serré dans ses bras mon chien, qui grondait et montrait les dents; il tenta même de mordre lorsque l'un de ces sauvages fit mine de s'approcher de lui; ils étaient fort surpris au spectacle d'un si petit animal manifestant une si grande fureur. Mais Raël était un vieux combattant et ni la vue ni l'odeur du carnage ne pouvaient l'intimider. Je voyais qu'il me cherchait, tout frémissant, et lorsqu'il eut repéré ma piste, il se débattit violemment dans les bras de Giulia pour l'obliger à le lâcher. Une fois libre, il courut droit dans ma direction, bondit sur moi en me léchant les mains joyeusement pour me montrer son bonheur de me retrouver vivant.

Le capitaine des pirates fit un geste d'impatience qui réduisit aussitôt au silence les bavards et les rieurs de sa troupe; et même les captifs cessèrent de gémir. Soudain régnait à bord un silence absolu. On avait amené Giulia devant lui qui lui ôta son voile et la considéra tout d'abord d'un air approbateur. Puis, quand il eut enfin remarqué ses yeux, il sauta en arrière en poussant un cri tandis que ses hommes faisaient des cornes avec leurs doigts pour chasser le démon. Et les prisonniers de notre bateau, oublieux de leur propre situation, se précipitèrent vers leurs gardes en levant le poing.

- Laissez-nous jeter cette femme par-dessus bord! criaient-ils. C'est elle avec ses yeux qui a apporté le malheur sur notre navire!

Je compris alors qu'ils avaient deviné son secret depuis longtemps. En laissant éclater leur colère, ils ne pouvaient rendre plus grand service à Giulia dans les circonstances présentes; en effet, le chef des infidèles, pour leur manifester son mépris, ordonna aussitôt à ses hommes de conduire la femme sous le pavillon au toit rond qui s'élevait à la poupe de leur vaisseau. Et j'avais beau savoir que seuls la violence et l'esclavage seraient désormais son lot, je n'en poussai pas moins un grand soupir de soulagement en la voyant s'éloigner.

L'arrogant capitaine leva la main une fois encore et un gigantesque esclave, noir comme du charbon et nu jusqu'à la ceinture, s'avança, un cimeterre étincelant dans la main. Son maître lui montra du doigt le groupe que formaient les vieux et les malades et se retourna pour examiner de son air méprisant notre petit groupe. Pendant ce temps le bourreau nègre se dirigeait à pas lents vers les pèlerins tombés à genoux et, sans prendre garde à leurs cris déchirants, se mit en devoir de leur couper le cou.

Je ne pus supporter de voir ces têtes sur le pont ni ce sang qui jaillissait des corps mutilés, et je m'affaissai sur les genoux, les bras autour de mon petit chien. Antti se tenait devant moi, les jambes écartées. Lorsque les infidèles parvinrent à sa hauteur pour lui palper les cuisses, ils admirèrent vivement sa puissante musculature, lui enjoignirent avec le sourire de se mettre de côté, et je perdis ainsi mon unique rempart. Je me cachai de mon mieux derrière les autres captifs et réussis à n'être examiné qu'en dernier. Ils me remirent sans douceur debout et me tâtèrent les muscles d'un air dégoûté. Il est vrai que j'étais encore affaibli par la peste et que ma vie d'escholier ne m'avait guère préparé à me mesurer physiquement avec des hommes habitués aux durs travaux de la mer! Le capitaine eut un geste de désapprobation et les gardes me forcèrent à tomber à genoux afin que le nègre pût me couper la tête. Dès qu'Antti s'avisa de ce qui se passait, il se lança droit sur moi. Le terrible nègre s'était arrêté pour essuyer la sueur qui coulait sur son front et quand il leva son arme pour me décapiter, Antti le saisit à bras-le-corps et fit voler sans hésiter bourreau et cimeterre par-dessus bord.

La scène fut si soudaine que les pirates restèrent un moment bouche bée. Puis le chef éclata de rire et ses hommes se mirent à se taper sur les cuisses en poussant des hurlements de joie. Nul ne songeait à lever le petit doigt contre Antti qui, en revanche, demeurait on ne peut plus sérieux. Son visage semblait taillé dans du marbre et il me regardait fixement de ses yeux gris.

- Peu m'importe d'avoir la vie sauve, Mikaël! me dit-il. Je veux mourir avec toi comme un bon chrétien. Nous avons vécu ensemble des aventures difficiles et peut-être que Dieu nous pardonnera nos péchés, s'il veut bien tenir compte de nos bonnes intentions. Mieux vaut en tout cas souhaiter le meilleur puisque c'est tout ce qui nous reste!

Le courage et la grandeur dont il venait de faire preuve me mirent les larmes aux yeux.

- Ô Antti, répondis-je, tu es vraiment un frère pour moi, mais comme tu es bête! Plus encore que ce que je pensais! Cesse de te conduire comme un fou et sois heureux. Moi, je prierai pour toi là-haut afin que l'esclavage chez les infidèles ne te soit pas trop cruel!

Mais je ne parlais que du bout des lèvres et tremblais comme une feuille en disant ces mots, car le paradis paraissait bien loin de moi, plus loin à vrai dire qu'il n'avait jamais été durant ma vie entière, et j'aurais bien donné ma place là-bas en échange d'un croûton de pain aussi longtemps qu'il me serait permis de le manger sur terre. Alors je me répandis en larmes plus amères encore et criai de toute ma voix comme le saint père de l'Eglise

- Je crois! ô mon Dieu, ôte-moi mes doutes!

J'eus le mérite en cette occurrence de parler en latin afin de ne point ébranler la foi aveugle de mon ami Antti. Jamais prière plus fervente n'était montée de mon coeur, mais Dieu en son paradis ne voulut point l'entendre. Le terrible nègre se hissa à bord et sauta sur le pont, tout dégouttant d'eau salée et le cimeterre entre les dents. Il beugla tel un taureau furieux puis, les yeux roulant dans ses orbites, chargea droit sur Antti qu'il eût tué à coup sûr si un ordre, lancé sèchement par le capitaine, n'eût précipité les marins à la défense de mon ami. Le bourreau, coupé dans son élan, s'arrêta net en tremblant de rage et afin sans doute d'assouvir sa colère, brandit son arme pour couper ma pauvre tête. Ce fut alors, en ce moment crucial de ma vie, que me revint à l'esprit la formule enseignée par l'homme au nez crochu.

Bismillah irrahman irrahim! croassai-je.

Le cri jaillit si convaincant que mon bourreau, ébahi, baissa son cimeterre. Je ne vis quant à moi rien de drôle dans ce mouvement, mais les cruels pirates se tordirent à nouveau de rire tandis que leur chef s'approchait de moi en souriant et me parlait en arabe. Je me contentai de lui adresser un signe quand, heureusement pour moi, mon chien fit preuve d'une intelligence bien supérieure à la mienne: il bondit en avant en remuant la queue fort courtoisement, se leva sur les pattes de derrière et resta debout immobile en tournant la tête tantôt vers le capitaine tantôt vers moi. Je vis alors l'orgueilleux pirate se baisser pour attraper Raël et le gratter gentiment derrière les oreilles. Puis il intima l'ordre de se taire à ses hommes qui s'esclaffaient encore avec un Allah akbar prononcé d'une voix grave.

Il se tourna ensuite vers moi:

- Es-tu donc musulman, toi qui invoques le nom d'Allah le Compatissant? me demanda-t-il dans un italien malaisé.

- Qu'est-ce qu'un musulman? interrogeai-je.

- Un musulman est celui qui se soumet à la volonté de Dieu, répondit-il.

- Et ne me suis-je point soumis à la volonté de Dieu?</

 

- "Chaque détail de la Turquie et de la guerre entre l'Islam et le christianisme au XVI° semble exact.
Dès les 15,16 ans, pour un lecteur, l'histoire de ce pèlerin devrait être perçue agréable, passionnante et savoureuse."

- "comme tous les livres de Waltari quand on le commence on ne peut plus le lâcher, remarquable plongée dans l'histoire de l'islam du 16ème siècle."