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Traduction de Jean-Pierre Carasso et Monique Baile
En compagnie du jeune Minutus qui va devenir tour à tour légionnaire dans les forêts bretonnes, favori du philosophe Sénèque, époux de la fille de l'empereur Claude, intendant de Néron et ami de l'apôtre Pierre, Mika Waltari nous emmène dans l'empire romain au sommet de sa gloire.
Dans ce roman d'une précision historique hallucinante, deux destins se croisent, celui de Minutus, et celui du christianisme naissant avec comme personnages secondaires Vespasien, Agrippine, les apôtres Paul, Pierre et Luc, Pétrone, Messaline, Simon le Magicien, Titus, Claudia, Octavia, Popée, Britannicus, Domitien, Flavius Josèphe et bien évidemment Néron, dont Mika Waltari nous raconte l'incroyable règne.
Plongés dans la folie, la grandeur et la barbarie de l'empire romain, on découvre la montée en puissance d'un empereur fou et celle des premiers chrétiens, prêts à tout pour leur foi.
Prouesse littéraire sans égal et pur joyau du talent extraordinaire, voire divin, de Mika Waltari, ce livre est plus qu'un livre : il abat la frontière du temps et de l'espace pour nous poser au coeur de la plus grande ville de tous les temps : Rome.
Mika Waltari est mondialement connu pour son livre Sinouhé l'Égyptien. Membre de l'Académie de Finlande, il est considéré par le quotidien Le Monde comme "le maître absolu du roman historique ".
Acté: ancienne esclave, Claudia Acté a été le premier et dernier amour de Néron. Elle a été également la dernière personne à s'occuper de lui.
Agrippine la Jeune: mère de Néron, fille du général Germanicus, et sœur de Caligula. Par ordre de l'empereur Tibère, elle a épousé Domitius Ahenobarbus et a accouché en 37 de Lucius, alias Néron. En 39, Caligula exile sa mère et sa sœur Julia Livilla, exil qui prendra fin à l'avènement de l'empereur Claude. Dévorée par l'ambition, elle empoisonne son mari, épouse aussitôt Claude (qui est pourtant son oncle !) en 49 et l'oblige à adopter son fils. Son ambition la pousse même en 53 à fiancer, puis à marier son fils Néron à la fille de Claude, Octavie! Ensuite elle empoisonne toutes celles qui pourraient rivaliser, jusqu'à Claude lui-même le 13 octobre 54, afin que son fils devienne empereur. Celui-ci, las de ses manigances, finira à son tour par la tuer, après plusieurs tentatives ratées.
Antonia: fille de l'empereur Claude et d'Aelia Paetina.
Britannicus: fils de Claude et de Messaline, il est l'héritier de l’empire en ligne directe. Le destin n'est guère tendre avec lui puisque très jeune, il souffre d'épilepsie et perd sa mère, puis son père. Craignant sa position, Néron le fait empoisonner quatre mois seulement après son père Claude.
Burrus: préfet et chef de la garde prétorienne de Claude, Burrus est aussi l'allié de Sénèque au début du règne de Néron. Il est mort en 62 de mort naturelle, fait assez rare à cette époque pour être souligné.
Claude: empereur, né en 10 av. JC, mort en 54. Bien que bègue, il devint consul de Caligula en 37 avant de lui succéder sur le trône en 41. Très bon politique et stratège, il ajouta à l'empire romain la Bretagne, la Thrace, la Mauritanie, la Pamphylie, la Norique, la Judée et la Lycie. D'abord marié à Plautia Urgulanilla dont il eut une fille qu'il ne voulut pas reconnaître, ensuite lié Elia Paetina avec qui il eut Antonia, à Messaline qui lui donna Octavie (née en 40, future femme de Néron) et Britannicus (né en 41), puis à sa nièce Agrippine dite la Jeune. Il a été empoisonné par son ex-femme Agrippine, après avoir adopté son fils Néron et écarté son propre fils Britannicus. Sénèque lui a reproché d'avoir d'abord été proclamé empereur par la garde prétorienne plutôt que par le Sénat.
Claudia Octavia: fille de l'empereur Claude et de sa femme Messaline; elle épousa Néron en 53 et fut répudiée puis assassinée en 62.
Clément: quatrième pape après Pierre.
Damaris: connue pour sa beauté insensée, elle est citée dans les Actes des apôtres (17:34) parce qu'elle s'est convertie en entendant Paul prêcher à Athènes.
Flavius Josèphe: historien juif, né en 37 et mort vers l'an 100, célèbre pour un passage parlant de Jésus de Nazareth. En 67 il participe à la rébellion des Juifs contre les Romains, devient leur prisonnier, et finit par se lier d'amitié avec Flavius Vespasien et son fils Titus qui dirigent les troupes romaines. Il est connu pour avoir prédit à Vespasien qu'il deviendrait empereur. A partir de 70, il rédige ses mémoires qui sont toujours publiées aujourd'hui.
Juvénal: Decimus Iunius Iuuenalis, né pendant le règne de Claude, il est devenu écrivain grâce à ses satires rédigées entre 90 et 127. On lui doit des phrases telles que « du pain et des jeux » ou « un esprit sain dans un corps sain ».
Messaline: née en 25, arrière-petite-fille de Marc-Antoine, elle épousa Claude en 39. En 40, elle accoucha d'Octavie, la future épouse de Néron, et en 41 de Britannicus. Mondialement connue pour sa cruauté et surtout pour se rendre presque tous les soirs dans les quartiers mal famés de Rome où elle se prostituait sous un faux nom. Lorsque Claude apprit qu'elle s'était secrètement marié à son amant Silius, il la fit passer par l'épée.
Néron: né le 15 décembre 37, fils de Domitius Ahenobarbus et d'Agrippine, il accède au trône à 17 ans. Conseillé par Sénèque et Burrus, il réussit les premières années de son règne et devint populaire. Ce n'est qu'à partir de 55 que les choses devinrent plus complexes lorsque sa mère Agrippine tenta de renvoyer Acté, la maîtresse de Néron parce que celui-ci était déjà marié à Octavie. Elle fut tuée en 62 afin de permettre à Néron d'épouser Poppée. Lorsque Rome brûla pendant 6 jours en juillet 64, les témoins ont rapporté qu'il avait chanté en regardant la ville disparaître dans les flammes. Ensuite il a accusé les chrétiens d'avoir mis le feu. Une série d'événements dus à sa folie obligèrent le Sénat à le déclarer ennemi public le 6 juin 68 et à le maudire, ce qui le porta au suicide. En 69, quatre empereurs se sont succédé sur le trône.
Othon: Marcus Salvius Otho était un favori, un compagnon de débauche et l'amant de Néron et qui lui a présenté la belle Popée. Il fut chassé après le meurtre d'Agrippine et nommé gouverneur d'une province lointaine.
Pallas: Marcus Antonius Pallas, mort en 63, a été un ancien esclave affranchi dans les années 30, et qui a gravé tous les échelons jusqu'à devenir le secrétaire (en fait ministre des Finances) de Claude, puis de Néron. Son frère Félix avait suivi le même chemin puisqu'il devint procureur de la province de Judée. Il centralisa le pouvoir contre la volonté du Sénat et devient l'amant d'Agrippine. Il quitta ses fonctions au Trésor impérial en l'an 55 et fut tué par les hommes de Néron en 63.
Paul: Saul de Tarse ou Pompeius Paullus ou saint Paul, né en l'an 10 en Turquie, et mort en 65 à Rome. Considéré comme le théoricien majeur du christianisme. Selon le texte des Actes des Apôtres, il eut une apparition de Jésus sur le chemin vers Damas en 33, ce qui l'a rendu aveugle pendant trois jours. A partir de là, il se mit à convertir tout le monde, c'est-à-dire pas seulement les Juifs. Il a été décapité en 67 à Rome par ordre de Néron.
Pétrone: écrivain et ami de Néron, né en 30 et mort en 66, auteur du roman Satyricon.
Pierre: appelé aussi Céphas (pierre en araméen) ou Simon, ou saint Pierre, porte-parole du Christ et fondateur de l'église chrétienne de Rome, même s'il a été éclipsé par Paul. Par ses nombreux voyages à Jopée, Césarée, Antioche ou en Lydie, il a répandu le baptême au nom du Christ. Des textes apocryphes rapportent qu'il a été crucifié en 64 la tête en bas à Rome et que son corps a été enterré là où se trouve aujourd'hui la basilique saint Pierre de Rome.
Pline: Caius Plinius Secundus, né en 23, mort en 79, écrivain connu pour son Histoire Naturelle, son Histoire des guerres germaniques et son Histoire des Temps romains.
Poppée: ou Poppaea Sabina, née en 30 et morte en 65, réputée pour son incomparable beauté. Néron était tombé fou amoureux au point de la partager au début avec son compagnon Othon qui la lui avait présentée. Poppée à aidé Néron à tuer sa mère Agrippine. Elle a d'abord divorcé pour épouser Néron qui l'a tuée d'un coup de pied.
Publius Celer : philosophe et ami de Néron, il a été condamné à mort par Vespasien.
Rubria: prêtresse de Vesta, déesse du foyer. Rubria était connue pour sa liaison avec Néron qui l'aurait d'abord violée.
Simon le Magicien: écrivain gnostique, connu pour ses lévitations spectaculaires, ses bilocations, ses guérisons et ses prophéties. Il est entré dans l'histoire après son baptême, lorsqu'il a demandé à l'apôtre Pierre quelle somme il désirait pour obtenir sa capacité à guérir par imposition des mains (voir Actes des Apôtres VIII; 9-21). Il se faisait appeler Zeus, et sa femme Athéna, parce que tous pensaient qu'il était Dieu incarné sur terre en raison du surnaturel incroyable qui l'entourait. Pierre l'aurait fait chuter de sa lévitation par une simple prière, ce qui a mis fin à sa carrière publique.
Tigellinus: Sophonius Tigellinus (né en 10, mort en 69), a remplacé Burrus comme chef de la garde prétorienne. Connu pour sa cruauté et sa sexualité particulièrement bizarre, il a terrorisé les Romains et sa chute a suivi celle de Néron. Il fut condamné à mort en 68.
Titus: fils de l'empereur Vespasien né en l'an 39 et mort en 81, il devient lui-même empereur en 79. Il grandit près de Britannicus, fils de Claude. A passé des années en Bretagne et en Judée près de son père, militaire. Considéré comme un très grand empereur.
Comme les juifs se soulevaient continuellement, à l'instigation d'un certain Chrestos, Claude les chassa de Rome.
Suétone, Vie des Douze Césars,
Claude, 25
Malgré son jeune âge, Néron fit tant pour l'embellissement de Rome au cours des cinq premières années de son règne, que Trajan affirmait souvent, à juste titre, qu'aucun empereur n'approcha jamais l'œuvre de ces cinq années-là.
Aurelius Victor, De Caesoribus, 5
~ Livre I ~
Antioche
J'avais sept ans quand le vétéran Barbus me sauva la vie. Je me souviens fort bien d'avoir obtenu par la ruse de ma vieille nourrice Sophronia l'autorisation de descendre jusqu'aux rives de l'Oronte. Fasciné par la course tumultueuse du fleuve, je me penchai au-dessus de la jetée pour contempler l'onde bouillonnante. Barbus s'avança vers moi et s'enquit avec bienveillance :
- Tu veux apprendre à nager, mon garçon ?
J'acquiesçai. Il jeta un regard circulaire, me saisit par le cou et l'entrejambe et m'envoya au beau milieu du fleuve. Puis il poussa un terrible hurlement et, en invoquant à grands cris Hercule et le Jupiter romain et conquérant, il laissa tomber sur la jetée son manteau loqueteux et plongea à ma suite.
A ses cris, on s'attroupa. Aux yeux de la foule, qui en témoigna par la suite unanimement, Barbus risqua sa vie pour me sauver de la noyade, me ramena sur la berge et me roula sur le sol pour me faire cracher l'eau que j'avais avalée. Quand Sophronia accourut en pleurant et en s'arrachant les cheveux, Barbus me souleva dans ses bras puissants et, quoique je me débattisse pour échapper à la puanteur de ses haillons et à son haleine avinée, il me porta tout le long du chemin jusqu'à la maison.
Mon père n'éprouvait pas pour moi d'attachement particulier, mais il remercia Barbus en lui offrant du vin et accepta ses explications : j'avais glissé et chu dans le fleuve. Accoutumé que j'étais à tenir ma langue en présence de mon père, je ne contredis pas Barbus. Au contraire, sous le charme, je l'écoutai raconter d'un air modeste que pendant son service dans la légion, il avait, équipé de pied en cape, traversé à la nage le Danube, le Rhin et même l'Euphrate. Pour se remettre des craintes que je lui avais inspirées, mon père but lui aussi et il condescendit à rapporter que, dans sa jeunesse, étudiant la philosophie à Rhodes, il avait fait le pari de nager de cette île jusqu'au continent. Barbus et lui convinrent qu'il était grand temps que j'apprisse à nager. Mon père donna à Barbus de nouveaux vêtements, de sorte que ce dernier, en s'habillant, eut l'occasion d'exhiber ses nombreuses cicatrices.
A partir de ce jour Barbus vécut chez nous et appela mon père « maître ». Il m'escortait quand j'allais à l'école et, les cours finis, lorsqu'il n'était pas trop saoul, venait m'y reprendre. Il tenait par-dessus tout à m'élever en Romain, car il était bel et bien né à Rome et y avait grandi avant de servir pendant trente ans dans la XVe légion. Mon père avait pris soin de s'en assurer. S'il était distrait et réservé, il n'était pas stupide et n'aurait certainement pas employé un déserteur.
Barbus m'enseigna non seulement la nage mais encore l'équitation. Sur ses instances, mon père m'acheta un cheval pour que je pusse entrer dans la confrérie équestre des jeunes chevaliers d'Antioche, dès que j'aurais atteint ma quatorzième année. A la vérité, l'empereur Caius Caligula avait de sa propre main barré le nom de mon père sur la liste du noble ordre équestre romain, mais à Antioche c'était là un honneur plus qu'une disgrâce, car nul n'avait oublié quel bon à rien Caligula avait été, même dans sa jeunesse. Plus tard, il avait été assassiné dans le grand cirque de Rome, alors qu'il s'apprêtait à nommer sénateur son cheval favori.
A cette époque mon père avait, à son corps défendant, atteint une telle position à Antioche, qu'on lui avait demandé de figurer dans l'ambassade envoyée à Rome pour rendre hommage au nouvel empereur Claude. S'il avait fait le voyage, il aurait sans aucun doute retrouvé son titre de chevalier, mais mon père refusa obstinément d'aller à Rome. Par la suite, il s'avéra qu'il avait de bonnes raisons pour se conduire ainsi. Cependant, lui-même se contenta d'assurer qu'il préférait une vie obscure et paisible et ne tenait nullement au titre de chevalier.
Comme l'arrivée de Barbus dans notre demeure, la prospérité paternelle était l'effet du seul hasard. Sur le ton amer dont il était coutumier, mon père disait souvent qu'il n'avait jamais eu de chance dans la vie car, à ma naissance, il avait perdu la seule femme qu'il eût jamais aimée. Mais même à Damas, il avait déjà pris l'habitude, à chaque anniversaire de la mort de ma mère, d'aller au marché pour acheter un ou deux misérables esclaves. Après les avoir gardés et nourris pendant quelque temps, il les présentait aux autorités, payait le prix de leur affranchissement et leur accordait la liberté. Il autorisait ses affranchis à prendre le nom de Marcus - mais non point celui de Manilianus - et il leur offrait une mise de fonds pour mettre en route le commerce ou le métier qu'ils avaient appris. L'un de ces affranchis devint Marcus le marchand de soie, un autre Marcus le pêcheur, tandis que Marcus le barbier gagna une fortune en renouvelant la mode des perruques de femme. Mais celui qui s'enrichit le plus fut Marcus le maître de mines, qui plus tard incita mon père à acheter une mine de cuivre en Sicile. Mon père se plaignait souvent de ne pouvoir s'autoriser un geste charitable sans en recevoir aussitôt un bénéfice ou une récompense.
Après avoir vécu sept années à Damas, il s'était installé à Antioche. Sa science des langues et la modération de ses avis lui valaient de jouer le rôle de conseiller auprès du proconsul, en particulier dans les affaires juives dont il avait acquis une connaissance approfondie au cours de voyages de jeunesse en Judée et en Galilée. D'un naturel doux et accommodant, il conseillait toujours le compromis de préférence au recours à la force. Ainsi gagna-t-il l'estime des citoyens d'Antioche. Lorsqu'il fut rayé de l'ordre équestre, on le nomma au conseil de la cité, non pas seulement en raison de sa puissance, de sa volonté ou de son énergie, mais parce que chaque parti pensait qu'il lui serait utile.
Quand Caligula ordonna qu'une statue à son effigie fût érigée dans le Temple de Jérusalem et dans toutes les synagogues de province, mon père, comprenant qu'une telle mesure entraînerait un soulèvement armé, conseilla aux Juifs de gagner du temps par tous les moyens plutôt que d'élever des protestations superflues. Sur quoi les Juifs d'Antioche firent accroire au Sénat romain qu'ils désiraient payer de leurs propres deniers les coûteuses statues de l'empereur. Mais de malencontreux défauts de fabrication ou des présages défavorables retardaient sans cesse leur érection. Quand l'empereur Caius fut assassiné, mon père fut loué pour son excellente prévision. Je ne crois pas néanmoins qu'il ait pu connaître par avance le sort qui attendait Caius. Il s'était contenté, comme à l'ordinaire, d'user de faux-fuyants pour éviter des soulèvements juifs qui auraient perturbé les affaires.
Mais mon père savait aussi prendre des positions tranchées et s'y tenir. Au conseil de la cité, il refusa catégoriquement de payer pour les représentations du cirque, les combats d'animaux sauvages et de gladiateurs. Mais tandis qu'il s'opposait même aux spectacles théâtraux, il fit bâtir, à l'instigation de ses affranchis, des galeries publiques qui portèrent son nom. Les boutiquiers qui s'y installèrent lui versèrent d'importants loyers, de sorte que l'entreprise lui rapporta des bénéfices en même temps qu'elle accrut son prestige.
Les affranchis de mon père ne comprenaient pas la dureté de son attitude à mon égard. Alors qu'il souhaitait que je me satisfasse de son mode de vie frugal, ils se disputaient pour m'offrir tout l'argent dont j'avais besoin, me donnaient de superbes vêtements, veillaient à ce que la selle et le harnais de mon cheval fussent décorés et faisaient de leur mieux pour me protéger et lui cacher mes actes inconsidérés. Avec la folie de ma jeunesse, j'étais à l'affût des occasions de me distinguer et, si possible, de me distinguer davantage que les autres jeunes nobles de la cité. Les affranchis de mon père, peu perspicaces sur leur véritable intérêt, m'encourageaient dans cette voie, car ils pensaient que mon père et eux-mêmes en tireraient avantage.
Grâce à Barbus, mon père admit la nécessité de m'apprendre la langue latine. Comme le latin militaire du vétéran était fort sommaire, mon père prit soin de me faire lire les œuvres des historiens Virgile et Tite-Live. Des soirées entières, Barbus me parla des collines, des monuments et des traditions de Rome, de ses dieux et de ses guerriers, si bien que je finis par brûler du désir de voir la Ville. Je n'étais pas syrien et, si ma mère n'était qu'une Grecque, je pouvais me considérer comme le rejeton d'une longue lignée de Manilianus et de Maecenaenus. Naturellement, je ne négligeais pas pour autant l'étude du grec : à quinze ans, je connaissais beaucoup de poètes hellènes. Pendant deux ans, j'eus pour tuteur Timaius de Rhodes. Mon père l'avait acheté après les troubles qui avaient ensanglanté son île. Il lui avait proposé de recouvrer la liberté mais s'était heurté à un refus obstiné, le Rhodien arguant qu'il n'y avait pas de différence réelle entre un esclave et un homme libre et que la liberté gîtait au cœur des hommes.
Ainsi donc, le sombre Timaius m'enseigna la philosophie stoïcienne, car il méprisait les études latines. Les Romains à ses yeux n'étaient que des barbares qu'il haïssait pour avoir privé Rhodes de sa liberté.
Parmi ceux qui participaient aux jeux équestres, une dizaine de jeunes gens rivalisaient entre eux d'exploits insensés. Nous nous étions juré fidélité et offrions des sacrifices au pied d'un arbre élu par nous. Un jour que nous regagnions nos pénates après avoir beaucoup chevauché, nous décidâmes, dans notre témérité, de traverser la ville au galop en arrachant les guirlandes ornant le seuil des boutiques. Par erreur, je me saisis d'une de ces couronnes de chêne qu'on accrochait sur les façades des demeures dont un habitant était mort. Nous avions pourtant seulement l'intention de nous distraire aux dépens des marchands. J'aurais dû comprendre que cette méprise était un mauvais présage et au fond, j'étais effrayé, mais je n'en suspendis pas moins la couronne à notre arbre aux sacrifices.
Quiconque connaît Antioche devinera quelle émotion suscita notre exploit. Les autorités ne pouvaient identifier précisément les coupables mais, pour éviter à tous nos condisciples dans les jeux équestres d'être punis, nous nous dénonçâmes. Comme les magistrats étaient peu désireux de déplaire à nos pères, nous nous en tirâmes à peu de frais. Après cet épisode, nous cantonnâmes nos prouesses à l'extérieur des murs de la cité.
Un jour, nous aperçûmes sur le bord du fleuve un groupe de jeunes filles occupées à quelque activité mystérieuse. Nous les prîmes pour des paysannes et l'idée me vint de jouer avec elles à « l'enlèvement des Sabines ». Je contai ce chapitre de l'histoire romaine à mes amis qui s'en amusèrent beaucoup. Nous nous élançâmes vers les berges, et chacun d'entre nous s'empara d'une fille qu'il hissa sur sa selle devant lui. En fait, ce fut beaucoup plus difficile à faire qu'à dire, et il ne fut non plus guère facile de maintenir sur nos montures ces filles qui hurlaient et se débattaient farouchement. A la vérité, je ne savais que faire de ma prise et après l'avoir chatouillée pour la faire rire - ce qui, à mes yeux, démontrait de manière éclatante qu'elle était entièrement en mon pouvoir - je la ramenai au bord du fleuve et la laissai tomber à terre. Mes amis m'imitèrent. Nous nous éloignâmes sous une pluie de pierres qu'elles nous jetèrent, et le cœur étreint d'un sombre pressentiment car, dès que j'avais saisi ma proie, je m'étais rendu compte que nous n'avions pas affaire à des paysannes. C'était en fait des filles nobles venues au bord du fleuve pour s'y purifier et accomplir certains sacrifices requis par leur accession à un nouveau degré de leur féminité. Nous aurions dû le comprendre à la seule vue des rubans colorés accrochés aux buissons pour éloigner les curieux. Mais lequel d'entre nous avait la moindre idée des rites mystérieux accomplis par les jeunes filles ?
Pour s'éviter des tracas, les jouvencelles auraient peut-être gardé le secret sur cette affaire, mais une prêtresse les accompagnait et, dans son esprit rigide, il ne faisait aucun doute que nous eussions délibérément commis un sacrilège. Ainsi mon idée aboutit-elle à un effroyable scandale. Il fut même avancé que nous devions épouser ces vierges que nous avions déshonorées. Par bonheur, aucun d'entre nous n'avait encore revêtu la toge virile.
Timaius éprouva une telle fureur contre moi, que ce simple esclave se permit de me battre à coups de baguette. Barbus la lui arracha des mains et me conseilla de fuir la ville. Superstitieux, le vétéran craignait la colère des dieux syriens. Timaius quant à lui n'avait pas peur des dieux, car il considérait que tous les dieux n'étaient que de vaines idoles. Mais il estimait que ma conduite jetait la honte sur mon tuteur. Le plus grave était l'impossibilité de tenir mon père dans l'ignorance de cette affaire.
Impressionnable et inexpérimenté, je commençai, en voyant les craintes des autres, à surestimer l'importance de notre faute. Timaius, qui était un vieil homme et un stoïcien, aurait dû montrer plus de mesure dans ses réactions et, devant pareille épreuve, affermir mon courage plutôt que le saper. Mais il révéla sa véritable nature et la profondeur de son amertume en m'admonestant ainsi :
- Pour qui te prends-tu, fainéant, répugnant fanfaron ? Ce n'est pas sans raison que ton père t'a nommé Minutus, l'insignifiant. Ta mère n'était qu'une Grecque impudique, une danseuse, une putain, pire encore peut-être : une esclave. Voilà d'où tu viens. C'est tout à fait légalement, et non point sur une lubie de l'empereur Caius, que le nom de ton père a été rayé de la liste des chevaliers. Il a été chassé de Judée à l'époque du gouverneur Ponce Pilate pour s'être mêlé de superstitions juives. Ce n'est pas un vrai Manilianus, il ne l'est que par adoption et, s'il a fait fortune à Rome, ce fut à la suite d'une décision de justice inique. Comme il s'est scandaleusement compromis avec une femme mariée, il ne pourra jamais revenir dans la Ville. Voilà pourquoi tu n'es rien, Minutus. Et tu vas devenir encore plus insignifiant, ô toi, fils dissolu d'un père misérable.
Je ne doute pas qu'il ne s'en serait pas tenu là, même si je ne l'avais pas frappé sur la bouche. Mon geste m'horrifia aussitôt, car il n'était pas convenable qu'un élève frappât son tuteur, ce dernier fût-il un esclave. Timaius essuya ses lèvres ensanglantées et eut un sourire mauvais :
- Merci, Minutus, mon fils, pour ce signe, dit-il. Ce qui est tordu ne poussera jamais droit et ce qui est bas ne sera jamais noble. Tu dois savoir aussi que ton père en secret boit du sang avec les Juifs et que, à l'abri des regards, dans sa chambre, il adore la coupe de la déesse de la Fortune. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment aurait-il pu autrement réussir ainsi tout ce qu'il entreprenait et devenir aussi riche, alors qu'il ne possède aucun mérite propre ? Mais j'en ai déjà assez de lui et de toi, et de la totalité de ce monde malheureux dans lequel l'injustice commande à la justice. Quand l'impudence mène la fête, le sage se doit de demeurer sur le seuil.
Je n'accordai qu'une attention distraite à ces derniers mots, préoccupé que j'étais par mes propres malheurs. Mais je brûlais du désir de démontrer que je n'étais pas aussi insignifiant qu'il le disait, en même temps que de réparer le mal que j'avais fait. Mes compagnons de frasques et moi avions entendu parler d'un lion qui avait attaqué un troupeau à une demi-journée de cheval de la cité. Comme il était rare qu'un lion s'aventurât si près de la ville, l'affaire avait fait grand bruit. Je songeai que si mes amis et moi parvenions à le capturer vivant et à l'offrir à l'amphithéâtre, nous gagnerions d'un seul coup le pardon et la gloire.
Cette pensée démentielle ne pouvait germer que dans le cœur ulcéré d'un enfant de quinze ans mais, en l'occurrence, le plus extravagant fut que Barbus, ivre cet après-midi-là comme tous les autres, jugea le plan excellent. A la vérité, il lui aurait été bien difficile de s'y opposer, après m'avoir si longtemps nourri du récit de ses hauts faits. Lui-même avait d'innombrables fois capturé des lions au filet pour arrondir sa maigre solde.
Il fallait quitter la ville sur-le-champ, car on avait peut-être déjà donné l'ordre de nous arrêter et, en tout cas, je ne doutais pas qu'à l'aube du lendemain au plus tard, on nous confisquerait nos chevaux. Je ne trouvai que six de mes amis, car trois d'entre eux avaient eu la sagesse de conter l'histoire à leur famille qui s'était empressée de les éloigner.
Mes compagnons, qui se mouraient d'inquiétude, furent ravis de mon plan. Il ne nous fallut pas longtemps pour retrouver notre superbe et nous répandre en rodomontades.
Nous allâmes secrètement quérir nos chevaux aux écuries et sortîmes de la ville. Pendant ce temps, Barbus soutirait une bourse de pièces d'argent au marchand de soie Marcus et se précipitait au cirque pour acheter les services d'un entraîneur d'animaux, homme corrompu mais expérimenté. Tous deux louèrent une charrette qu'ils chargèrent de filets, de boucliers et de plastrons de cuir et nous rejoignirent au pied de l'arbre sacrificiel. Barbus s'était également muni de viande, de pain et de deux grands pots de vin. Le vin réveilla mon appétit. Jusque-là, j'avais été si rongé d'inquiétude que j'avais été incapable d'avaler la moindre bouchée.
La lune était levée quand nous nous mîmes en route. Barbus et l'entraîneur nous divertissaient avec le récit de différentes captures de lion dans divers pays. Ils présentaient l'opération comme si aisée que mes amis et moi, échauffés par le vin, nous leur demandâmes instamment de ne pas participer de trop près à l'aventure. Nous ne voulions pas en partager la gloire. Ils nous le promirent de bonne grâce, en nous assurant qu'ils désiraient seulement nous aider de leurs conseils et nous faire profiter de leur expérience et qu'ils se tiendraient à l'écart. Pour moi, j'avais observé dans les spectacles de l'amphithéâtre les ingénieuses manœuvres par lesquelles un groupe d'hommes expérimentés parvenait à capturer un lion au filet, et mes yeux avaient été témoins de la facilité avec laquelle un seul individu maniant deux javelots pouvait abattre la bête.
A l'aube, nous parvînmes au village dont on nous avait parlé. Ses habitants s'activaient à ranimer la cendre des foyers. La rumeur était fausse, car ils n'étaient nullement terrorisés. En vérité, ils étaient très fiers de leur lion. De mémoire d'homme, aucun autre n'avait jamais été aperçu dans la région. Le fauve vivait dans une grotte de la montagne voisine et suivait toujours la même piste pour gagner la rivière. La nuit précédente, il avait tué et dévoré une chèvre que les villageois avaient attachée sur sa piste, pour protéger leur bétail de valeur contre son appétit. Le lion n'avait jamais attaqué d'être humain. Tout au contraire, il avait l'habitude d'annoncer ses sorties en poussant deux rugissements profonds dès le seuil de sa grotte. Ce n'était pas un animal très exigeant : lorsqu'il n'avait rien de mieux à se mettre sous la dent, il se contentait des charognes que lui abandonnaient les chacals. En outre, les villageois avaient déjà construit une solide cage de bois dans laquelle ils avaient l'intention de le transporter à Antioche pour l'y vendre. Un fauve capturé au filet devait être étroitement lié, de sorte qu'on risquait de blesser ses membres si on ne l'enfermait pas promptement dans une cage pour dénouer ses liens.
Nos projets n'eurent pas l'heur de plaire aux villageois. Heureusement, ils n'avaient pas encore eu le temps de vendre l'animal à quelqu'un d'autre. Quand ils eurent compris notre situation, ils firent tant et si bien que Barbus dut se résigner à payer deux mille sesterces pour la cage et le lion. A peine le marché conclu et l'argent compté, Barbus fut pris de tremblements et suggéra que nous rentrions chez nous dormir. Nous aurions tout le temps de capturer le lion le lendemain, assura-t-il. Les esprits révoltés par notre faute avaient eu le temps de se calmer. Mais l'entraîneur d'animaux remarqua avec raison que c'était le bon moment pour tirer le lion de sa grotte : ayant mangé et bu son content, il serait engourdi de sommeil et maladroit dans ses mouvements.
Sur ces mots, Barbus et lui revêtirent les plastrons de cuir et, prenant avec nous plusieurs hommes du village, nous nous dirigeâmes vers la montagne. Les villageois nous montrèrent la piste du lion et le lieu où il s'abreuvait, des traces de larges pattes griffues et de récentes déjections. En humant l'odeur du fauve qui flottait encore dans les airs, nos coursiers bronchèrent. Comme nous approchions lentement de sa tanière, le fumet devint plus puissant, les chevaux tremblèrent, roulèrent des yeux et refusèrent d'aller plus avant. Nous dûmes mettre pied à terre et renvoyer nos montures. Nous progressâmes encore en direction de la grotte, jusqu'au moment où nous parvinrent les sourds ronflements du fauve. Il ronflait si fort que nous sentions le sol trembler sous nos pieds. A dire vrai, il n'est pas impossible que le tremblement ait été dans nos jambes, car nous approchions en cet instant de l'antre d'un fauve pour la première fois de notre vie.
Les villageois n'étaient pas les derniers à craindre leur lion, mais ils nous assurèrent que la bête dormirait jusqu'au soir. Très au fait de ses habitudes, ils nous jurèrent qu'ils l'avaient gavée au point que le principal souci que nous donnerait cette grasse et flasque créature serait de la réveiller pour la chasser hors de son trou.
Le lion avait dégagé un large sentier dans les broussailles entourant la grotte. Les parois abruptes de chaque côté de l'entrée étaient assez hautes pour que Barbus et l'entraîneur pussent s'y percher et, en toute sécurité, nous éclairer de leurs avis. Ils nous indiquèrent comment disposer le filet devant la caverne et comment, trois d'entre nous, à chaque extrémité, devaient le tenir. Le septième devait se placer entre le filet et la grotte, sauter et appeler. Le lion ensommeillé, aveuglé par le soleil, bondirait sur cette proie offerte et viendrait donner la tête la première dans le piège. Alors, nous l'envelopperions dans le filet autant de fois qu'il nous serait possible, en prenant bien garde de demeurer hors de portée de ses griffes et de ses dents. A la considérer de plus près, l'affaire nous parut tout à coup moins simple qu'on avait voulu nous le faire croire.
Nous nous assîmes à même le sol pour décider lequel d'entre nous tirerait le fauve de son sommeil. Barbus avança que ce devait être le meilleur d'entre nous, car il s'agissait d'exciter le lion en le piquant avec une javeline, tout en évitant de le blesser. L'entraîneur nous déclara qu'il nous aurait volontiers rendu ce petit service mais que, malheureusement, ses genoux étaient raidis par les rhumatismes. De toute façon, il n'aurait pas voulu nous priver de cette gloire.
Un à un, les regards de mes amis convergèrent vers moi. Quant à eux, déclarèrent-ils d'une seule voix, ils m'abandonnaient cet honneur, par pure bonté d'âme. Après tout, c'était moi qui avais échafaudé l'affaire et c'était moi aussi qui les avais entraînés dans « l'enlèvement des Sabines », par où avaient commencé nos aventures. Tandis que le fumet âcre du lion me chatouillait les narines, je trouvai des accents éloquents pour rappeler à mes amis que j'étais le seul enfant de mon père. On discuta la question et cinq d'entre nous démontrèrent qu'ils étaient, eux aussi, fils uniques - particularité qui, d'ailleurs, pourrait éclairer nos actes. L'un d'entre nous n'avait que des sœurs et le plus jeune, Charisius, se hâta d'expliquer que son seul frère boitait et souffrait de quelques autres infirmités.
Quand Barbus vit que mes amis ne me laisseraient pas me dérober, il but une grande gorgée du pot de vin, invoqua Hercule d'une voix tremblante et m'assura qu'il m'aimait plus que son fils, bien qu'à la vérité il n'eût pas de fils. Ce n'était pas une besogne faite pour lui; néanmoins, il était prêt, lui, un vétéran de la légion, à descendre dans cette faille du rocher pour réveiller le lion. Si jamais, à cause de sa vue déficiente et de la faiblesse de ses jambes, il venait à perdre la vie, son seul désir était que je veillasse à ce qu'il eût un beau bûcher funéraire et que je fisse une noble harangue pour répandre le bruit de ses innombrables et glorieux exploits. Par sa mort il me démontrerait que, de ces hauts faits qu'il m'avait racontés pendant des années, une partie au moins était vraie.
Quand, un javelot à la main, il se mit en route en chancelant, j'en fus moi-même ému. Je me précipitai dans ses bras et nous mêlâmes nos larmes. Il m'était impossible de laisser ce vieillard payer de sa vie mes errements. Je le priai de rapporter à mon père qu'au moins j'avais affronté virilement la mort. Ma fin peut-être rachèterait tout, car je n'avais apporté que des malheurs à l'auteur de mes jours, depuis l'instant où ma mère était morte en me donnant naissance, jusqu'au moment présent qui voyait notre nom couvert d'opprobre aux yeux de toute la ville d'Antioche, par ma faute, quoique j'eusse été dépourvu d'intentions mauvaises.
Barbus insista pour que je prisse quelques gorgées de vin car, affirma-t-il, si l'on avait assez de boisson dans l'estomac on ne pouvait être réellement blessé. Je bus et fis jurer à mes amis de tenir fermement le filet et de ne le lâcher à aucun prix. Puis j'étreignis mon javelot des deux mains, serrai les dents et descendis le long de la piste jusqu'à la faille dans le rocher. Tandis que les ronflements du fauve grondaient à mes oreilles, je distinguai dans la grotte sa forme étendue. Je lançai le javelot, entendis un rugissement et, poussant moi-même un cri, courus plus vite que je ne l'avais jamais fait dans aucune compétition athlétique, pour donner la tête la première dans le filet que mes amis s'étaient hâtés de relever, sans attendre que je l'eusse franchi d'un bond.
Comme je luttais pour ma vie en essayant de m'arracher à l'étreinte du filet, le lion franchit le seuil de la grotte d'un pas hésitant, poussa un grognement et se figea de surprise en me découvrant. La bête était si énorme et effrayante que mes amis, incapables de supporter sa vue, lâchèrent le filet et s'enfuirent à toutes jambes. L'entraîneur braillait ses bons conseils : il fallait jeter le filet sur le lion, ne pas lui donner le temps de s'habituer à la lumière du soleil, sinon l'affaire risquait de mal tourner.
Barbus criait lui aussi, m'exhortant à faire preuve de présence d'esprit et à me rappeler que j'étais un Romain et un Manilianus. Si je me trouvais en difficulté, il descendrait aussitôt pour tuer le lion d'un coup d'épée mais, pour l'instant, je devais essayer de le capturer vivant. Je ne savais trop ce que je pouvais prendre au sérieux dans ces propos, mais comme mes amis avaient laissé tomber le filet, il me fut plus aisé de m'en dégager. Malgré tout, leur couardise m'avait mis dans une telle fureur que je saisis le filet avec détermination et regardai le lion droit dans les yeux. Le fauve me considéra en retour d'un air majestueux, avec une expression choquée et offensée, et gémit doucement en levant une patte arrière ensanglantée. Je tirai sur le filet à deux mains, rassemblai toutes mes forces pour le soulever, car pour un seul homme il était fort lourd, et le lançai. Au même instant, le lion bondit en avant, s'empêtra dans le filet et tomba sur le côté. Avec un terrible rugissement, il roula sur le sol en s'enveloppant si bien dans les mailles qu'il ne put m'atteindre qu'une fois d'un coup de patte. J'éprouvai sa force : je fus projeté les quatre fers en l'air à bonne distance, ce qui sans doute aucun me sauva la vie.
A grands cris Barbus et l'entraîneur s'exhortèrent mutuellement à intervenir. L'homme du cirque se saisit de sa fourche de bois et maintint le lion au sol, tandis que Barbus réussissait à passer un nœud coulant autour des pattes arrière. Alors, les paysans syriens firent mouvement pour nous porter secours, mais avec force cris et jurons, je le leur interdis. Je voulais que mes lâches amis fussent associés à la capture du lion, car autrement la totalité de notre plan serait anéantie. Finalement, mes compagnons se joignirent à moi et reçurent même pendant l'opération quelques coups de griffes. L'entraîneur resserra nos nœuds et affermit nos cordes jusqu'à ce que le lion fût garrotté au point de ne pouvoir presque plus bouger. Pendant ce temps, je restai assis sur le sol, tremblant de fureur et si bouleversé que je vomis entre mes genoux.
Les paysans syriens passèrent une longue perche de bois entre les pattes du lion et, le chargeant sur leurs épaules, se mirent en route pour le village. Ainsi suspendu, l'animal parut moins grand et moins majestueux qu'au moment où il s'était avancé sur le seuil de la grotte, en pleine lumière. A la vérité, c'était un vieux lion affaibli et dévoré de vermine, dont la crinière présentait quelques lacunes et dont les dents étaient sérieusement abîmées. Ce que je redoutais par-dessus tout, c'était qu'il s'étranglât dans ses liens pendant son transport au village. La voix me fit défaut à plusieurs reprises, mais je parvins néanmoins à exposer à mes amis, avec toute la clarté nécessaire, ce que je pensais d'eux et de leur conduite. Si cette aventure m'avait appris quelque chose, c'était que je ne devais me fier à personne, dès lors que la vie ou la mort étaient en balance. Mes amis avaient honte de leur comportement et acceptaient mes critiques, mais ils me rappelèrent aussi que nous nous étions juré fidélité et que c'était ensemble que nous avions capturé le lion. Ils me laisseraient volontiers la plus grande part des honneurs, mais ils voulaient tirer gloire de leurs blessures. En réponse, je leur montrai mes bras, qui saignaient encore si abondamment que mes genoux se dérobaient sous moi. Pour finir, nous tombâmes d'accord sur l'idée que nous étions tous marqués à vie par notre aventure, dont nous célébrâmes l'heureux dénouement par un festin au village.
Nous offrîmes respectueusement des sacrifices au lion dès que nous eûmes réussi à l'enfermer dans la solide cage. Barbus et l'entraîneur s'enivrèrent pendant que les jeunes villageoises dansaient et nous couronnaient de fleurs. Le lendemain, nous louâmes un char à bœufs pour convoyer la cage. Nous chevauchâmes en procession derrière la carriole, le front ceint de couronnes, attentifs à ce que nos pansement ensanglantés fussent bien visibles.
Aux portes d'Antioche, le premier mouvement des gardes fut de nous arrêter et de nous confisquer nos chevaux, mais l'officier qui les commandait se montra plus avisé. Quand nous lui expliquâmes que nous allions volontairement à la curie pour nous rendre, il décida simplement de nous accompagner. Deux gardes armés de bâtons nous ouvraient la route. Comme toujours à Antioche, les badauds s'étaient assemblés au premier signe d'un événement inhabituel. D'abord la foule nous accabla d'injures, nous jeta du crottin et des fruits pourris, car la rumeur avait grossi et l'on nous accusait d'avoir outragé toutes les filles et tous les dieux de la cité. Irrité par le tintamarre et les cris de la populace, notre lion gronda, puis, encouragé par le bruit de sa propre voix, rugit franchement. Nos montures se cabrèrent, bronchèrent, firent des écarts ou des ruades.
Il n'est pas impossible que l'entraîneur ait été pour quelque chose dans ce rugissement. Quoi qu'il en fût, la foule s'écarta sans se faire prier et quand on aperçut nos pansements ensanglantés, des cris et des sanglots de femmes émues s'élevèrent.
Quiconque a déjà vu la rue principale d'Antioche, quiconque connaît l'ampleur de ses dimensions et la forêt de colonnes qui la borde, comprendra que notre cortège eut de moins en moins l'allure d'une marche honteuse et de plus en plus les apparences d'un défilé triomphal. Il ne fallut pas longtemps pour que la foule versatile jetât des fleurs sur notre passage. Nous reprîmes confiance et quand nous fûmes parvenus devant la curie, nous nous regardions déjà plus comme des héros que comme des criminels.
Les pères de la cité nous autorisèrent d'abord à faire don du lion à la ville et à le dédier à Jupiter protecteur, plus couramment appelé Baal à Antioche. Ensuite, on nous conduisit devant les magistrats criminels. Mais un avocat célèbre, avec qui mon père s'était entretenu, se trouvait déjà auprès d'eux et notre comparution volontaire les impressionna favorablement. Comme il fallait s'y attendre, on nous confisqua nos chevaux et nous dûmes subir de sombres propos sur la dépravation de la jeunesse et sur l'avenir calamiteux que l'on pouvait prévoir quand on voyait les fils des meilleures familles offrir un si déplorable exemple au peuple. Ils conclurent en évoquant des temps bien différents, ceux de la jeunesse de nos parents et grands-parents.
Quand Barbus et moi revînmes à notre demeure, une couronne funéraire était accrochée au-dessus de la porte et personne ne voulut d'abord nous parler, pas même Sophronia. Enfin, elle éclata en sanglots et me raconta que Timaius, la veille au soir, s'était fait porter une vasque d'eau chaude dans sa chambre et s'était ouvert les veines. Son corps sans vie n'avait été découvert qu'au matin. Mon père s'était enfermé dans son appartement et n'avait même pas consenti à recevoir ses affranchis, accourus pour le consoler.
A la vérité, personne n'avait jamais aimé ce tuteur morose et éternellement mécontent, mais une mort est toujours une mort et je ne pouvais éviter d'éprouver un sentiment de culpabilité. Je l'avais frappé et la honte de mes actes avait rejailli sur lui. La terreur me submergea. J'oubliai que mon regard avait plongé dans celui d'un vrai lion et je songeai d'abord à m'enfuir pour toujours, à gagner la mer, à devenir gladiateur ou à m'enrôler dans une des plus lointaines légions, dans des pays de glace et de neige ou aux confins brûlants de la Parthie. Mais ne pouvant m'enfuir de la cité sans me retrouver en prison, je résolus hardiment de suivre l'exemple de Timaius pour débarrasser enfin mon père de cette source d'ennuis qu'était mon existence.
L'accueil de mon père fut tout différent de ce que j'avais imaginé, quoique j'eusse dû m'attendre à être surpris, car il ne se conduisait jamais comme les hommes ordinaires. Epuisé de veilles et de pleurs, il se précipita sur moi, me prit dans ses bras et me pressa contre sa poitrine, baisant mes cheveux et me berçant doucement. C'était bien la première fois qu'il m'étreignait ainsi, avec une telle douceur. Quand j'étais un bambin affamé de caresses, il n'avait jamais manifesté le moindre désir de me toucher ni même baissé les yeux sur moi.
- Minutus, ô mon fils, murmura-t-il, je croyais t'avoir perdu pour toujours. Quand j'ai vu que tu avais pris de l'argent, j'ai pensé que tu t'étais enfui au bout du monde avec ce soudard ivrogne. Ne te morfonds point pour Timaius. Il n'aspirait à rien d'autre qu'à se venger de son destin d'esclave et à nous infliger, à nous deux, sa philosophie fumeuse. Rien de ce qui advient en ce monde n'est assez mauvais pour interdire à jamais la réconciliation et l'oubli.
« Ô Minutus, je n'étais pas fait pour élever un enfant, n'ayant jamais su moi-même conduire ma propre vie. Mais tu as le front de ta mère et tu as ses yeux, et son petit nez droit et sa bouche adorable. Pourras-tu jamais pardonner la dureté de mon cœur et l'abandon où je t'ai laissé ?
L'incompréhensible douceur de mon père me fit fondre le cœur. J'éclatai en sanglots bruyants, en dépit de mes quinze ans presque révolus. Je me jetai à ses pieds et lui étreignis les genoux en le suppliant de pardonner l'opprobre que j'avais jetée sur son nom et en lui promettant de m'améliorer s'il consentait encore une fois à se montrer clément. Mais mon père à son tour tomba à genoux et m'embrassa. Agenouillés ainsi, nous nous suppliions mutuellement, chacun implorant le pardon de l'autre. En voyant mon père disposé à prendre sur lui aussi bien la mort de Timaius que ma propre culpabilité, mon soulagement fut si grand que mes pleurs se firent encore plus bruyants.
En entendant ce redoublement de chagrin, persuadé que mon père me battait, Barbus n'y tint plus. Dans un grand tintamarre métallique, il se rua dans la chambre, épée tirée et bouclier levé. Sur ses talons venait Sophronia, qui, éplorée et ululante, m'arracha à mon père pour me serrer contre son ample giron. Barbus et la nourrice adjurèrent le cruel auteur de mes jours de bien vouloir les battre à ma place. Je n'étais encore qu'un enfant et je n'avais certainement pas voulu faire du mal en me lançant dans ces innocentes fredaines.
En proie à la plus grande confusion, mon père se releva et se défendit ardemment contre l'accusation de cruauté. Il leur assura qu'il ne m'avait pas battu. Quand Barbus vit dans quelles dispositions d'esprit était son maître, il invoqua à grands cris tous les dieux de Rome et jura qu'il se jetterait sur son propre glaive, pour expier ses fautes, à l'instar de Timaius. Il s'échauffa au point qu'il se serait sans doute blessé si tous trois, mon père, Sophronia et moi, n'avions réussi à lui arracher l'épée et le bouclier. Ce qu'en réalité il pensait faire de son bouclier, c'était un mystère pour moi. Plus tard, il m'expliqua qu'il avait eu peur que mon père le frappât sur la tête et que son vieux crâne, blessé autrefois en Arménie, n'y résistât pas.
Mon père demanda à Sophronia d'envoyer chercher la meilleure viande et de faire préparer un festin, car nous devions être affamés après notre escapade et lui-même avait été dans l'incapacité d'avaler une seule bouchée de nourriture quand il avait découvert que je m'étais enfui et que son éducation avait totalement échoué. Il fit aussi envoyer des invitations à tous ses affranchis dans la cité, car ils s'étaient tous beaucoup inquiétés à mon sujet.
Mon père lava de ses propres mains mes blessures, les oignit d'onguents et les pansa de lin immaculé, quoique j'eusse, quant à moi, préféré garder encore un peu les pansements ensanglantés. Barbus fit le récit de la capture du lion et la peine de mon père s'accrut de l'idée que son fils avait préféré risquer la mort entre les crocs d'un lion plutôt que demander pardon à son père d'une sottise pu
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